Créées officiellement il y a dix ans, les coopératives d’habitants peinent à se démocratiser en France. Les banques et les collectivités locales sont souvent réticentes à aider ces structures non spéculatives.
Villeurbanne (Rhône), reportage
Luttant contre les bourrasques, Grégory nous fait faire le tour du propriétaire. Ici, le potager collectif. Là, le « terrain d’aventure », que les enfants autogèrent. À l’intérieur, une salle commune tapissée de plannings et de petites annonces, quatre chambres d’amis mutualisées, une buanderie. Plus haut dans les étages, des coursives partagées « pour faciliter les interactions ». Pas de doute, le Village vertical de Villeurbanne, dans la banlieue de Lyon, coche toutes les cases de l’habitat participatif.
Mais cet immeuble de quatorze logements, inauguré il y a dix ans, constitue une quasi-exception dans le monde du logement collectif : c’est une coopérative. Autrement dit, « les vingt-huit habitants participent à toutes les prises de décision, selon la règle une personne égale une voix », précise notre guide, qui a rejoint le projet en 2016. Surtout, les coopérateurs ne sont pas propriétaires de leur appartement, mais détiennent des parts au sein de la société.
Côté pile, leur redevance mensuelle — une sorte de loyer permettant de couvrir les charges et l’emprunt collectif — n’a quasiment pas augmenté en dix ans, tandis que le marché immobilier local s’envolait. Côté face : si un jour Grégory part, il récupérera ses parts sociales sans faire de plus-value. Telle est la règle — et l’objectif — de la coopérative d’habitants : créer du logement non spéculatif.
Un mode d’habitat révolutionnaire… mais pourtant méconnu. En 2024, la fédération Habicoop recensait 110 coopératives, dont seulement quarante-deux habitées — les autres étant en cours de conception ou de construction. « On est une niche, presque confidentielle, bien malgré nous », regrette Christiane Châteauvieux, administratrice de l’association.
Une loi peu suivie d’effets
En 2014, la loi Alur entendait stimuler ce modèle, en posant un cadre clair pour ces sociétés d’habitat participatif, permettant à des foyers de « mutualiser leurs ressources pour concevoir, réaliser et financer ensemble leur logement ». Dix ans après, force est de constater que le texte ne s’est pas traduit sur le terrain par un raz-de-marée coopératif.
Il n’y a pourtant pas de fatalité : en Suisse, le modèle cartonne. Le seul canton de Genève compte désormais 128 coopératives, qui regroupent 12 000 logements. Alors, pourquoi un tel blocage dans l’Hexagone ?
« Le logement n’est pas un patrimoine ni un bien lucratif »
« Clairement, notre plus gros ennemi, c’est la culture française de la propriété privée, soupire Christiane Châteauvieux. On a été biberonnés au rêve de la petite maison avec jardin, avec cette idée qu’on achète un premier logement, qu’on revend pour acheter plus grand. » La coopérative d’habitants s’inscrit ainsi en contre-pied de cette idéologie capitaliste.
« Il s’agit d’affirmer que le logement n’est pas un patrimoine, ni un bien lucratif, c’est un droit d’usage, dit Alia El Gaied, qui accompagne ces projets alternatifs avec l’Atelier des coopératives d’habitants. La valeur du logement n’est pas fixée par le marché, elle correspond juste à ce qu’on a mis pour le produire. »
Fournir des logements accessibles et durables en les déconnectant du marché de l’immobilier : le principe semble frappé au coin du bon sens. Mais « ça va tellement à l’encontre de la manière dont fonctionnent notre économie et notre société que ça ne peut pas se développer à grande vitesse », estime Alia El Gaied.
Prenez les banques, qui « fonctionnent autour de la spéculation, de la rentabilité économique, illustre-t-elle. On vient leur dire qu’on ne fera pas de bénéfices, qu’on vise juste de rester à l’équilibre… Beaucoup ne comprennent pas ». Même malentendu du côté des assurances, des entreprises du BTP ou des collectivités. « Tout ça crée une lourdeur et un frein énorme », résume l’experte.
L’indispensable soutien politique
Les groupes de motivés doivent ainsi surmonter de multiples obstacles, qui pourraient se résumer à l’équation suivante : construire des logements les plus durables et les moins chers possibles. « Quatre-vingts pourcents des coopérateurs relèvent des plafonds du logement social, souligne Christiane Châteauvieux, manière de dire que les usagers ne roulent pas sur l’or. Pour réduire le prix, il faut avoir accès à des terrains abordables, construire des bâtiments bien isolés, peu énergivores et avoir accès à des prêts bancaires de longue durée. »
Un immense défi, que seul un soutien appuyé des collectivités peut permettre de relever. Christiane Châteauvieux faisait partie d’une coopérative grenobloise, qui a bataillé pendant des années pour obtenir un bail emphytéotique (de longue durée) sur un terrain de la ville. En vain. « On a compris, entre les lignes, que les élus craignaient un “tsunami” de coopératives s’ils nous soutenaient, raconte-t-elle, déçue. L’élu à l’habitat nous a aussi dit que « ce n’était pas leur projet » : en effet, c’était la municipalité précédente qui l’avait retenu. On a fini par jeter l’éponge. »
À l’inverse, la plupart des projets qui parviennent à sortir de terre ont été aidés par des municipalités ou secondés par des bailleurs sociaux, comme ce fut le cas au Village vertical de Villeurbanne. « Sans soutien politique, on se retrouve en concurrence avec des promoteurs qui n’ont pas les mêmes leviers et arguments financiers que nous », dit Valérie Morel, fondatrice de Cap Habitat Coopératif, une entreprise qui accompagne habitants et collectivités. Dans l’agglomération lyonnaise, où elle travaille, elle a ainsi vu cinq projets fleurir depuis l’arrivée au pouvoir des écologistes à la mairie et à la métropole de Lyon en 2020.
« Ce n’est pas du national qu’on aura des grandes avancées, mais du local »
Obtenir des prêts sur cinquante ans, avoir un accès privilégié à des terrains abordables (via des baux emphytéotiques ou solidaires)… Autant de leviers qui auraient pu être instaurés par la loi Alur. Mais, faute de décrets d’application, « certains outils financiers, qui auraient facilité la vie des coopératives, n’ont pas été créés », déplore Valérie Morel. En clair : l’exécutif socialiste s’est arrêté au milieu du gué, laissant nombre d’initiatives le bec dans l’eau.
De fait, rares sont les groupes d’habitants qui correspondent aujourd’hui au cadre de la loi Alur — Habicoop regrette notamment que les habitants en coopérative ne puissent pas bénéficier des aides personnalisées au logement. « Pour les autres, on bricole, remarque l’administratrice d’Habicoop. On se rend bien compte que ce n’est pas du national qu’on aura des grandes avancées, mais du local ». Des militants de l’habitat coopératif ont d’ailleurs créé en 2024 la foncière Terres habitées, sur le modèle de Terre de liens pour l’agriculture, afin « d’acquérir et mettre à bail du foncier et/ou des biens immobiliers pour des coopératives d’habitant·e·s ».
« C’est une philosophie du début à la fin »
Au Village vertical, dix ans après la fin du chantier, ces tracasseries financières paraissent lointaines. Chantier participatif au jardin, accueil de réfugiés ukrainiens dans une des chambres d’amis, entraide pour la garde des enfants, atelier de brassage collectif… Les valeurs de partage et de solidarité ont pris vie dans l’immeuble bioclimatique.
Pour Grégory, la principale difficulté reste « l’humain » : « Se mettre d’accord, apprendre à s’écouter, à se parler, ce n’est pas évident ». Le groupe a d’ailleurs engagé tout un travail autour de la médiation et de la gestion des conflits. Parmi les sujets récurrents de tension, le ménage et le niveau d’implication. « Être coopérateur, ça demande potentiellement beaucoup de temps, d’énergie, de réunions, détaille-t-il. Or, on ne peut pas toujours être à 100 %. »
« Dans une société ultra-individualiste, parler et expérimenter la coopération, c’est un vrai enjeu, approuve Alia El Gaied. Ce n’est pas tous les jours simple. » Pour elle, la coopérative est ainsi « bien plus qu’un montage juridique » : « C’est une philosophie du début jusqu’à la fin. C’est l’idée de s’organiser ensemble pour créer les conditions de notre émancipation, dans une perspective de transformation sociale. »
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Précisions
Note de la journaliste : il y a quatre ans, j’ai rejoint avec mon compagnon et ma fille une coopérative d’habitants, près de Montpellier. Très vite, j’ai été interpellée par les nombreux obstacles que nous rencontrions et le manque de reconnaissance de ce type d’habitat, alors même que ce modèle est partout vanté comme vertueux, durable et exemplaire. D’où l’idée de creuser le sujet, à travers ce reportage.
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